Un verre avant l'alerte

Quelques semaines s'étaient écoulées depuis qu'Aizen, le gentil capitaine de la cinquième division que tous croyaient mort, avait refait surface pour trahir le Gôtei 13, entraînant dans sa fuite les capitaines Ichimaru et Tôsen. Cette brusque trahison, pourtant préparée depuis sans doute très longtemps, avait été un coup dur pour le Seireitei. Avant de passer dans le monde creux des Hollows, Aizen avait emporté le Hôgyoku, une perle noire dotée de puissants pouvoirs et mise au point au sein du Seireitei une centaine d'années auparavant, à ce qu'avait pû comprendre Yumichika. Pour sa part, il avait été autant surpris que les autres par ces évènements ; surtout en ce qui concernait Tôsen : aux yeux de la onzième division, le capitaine aveugle était l'un des plus fidèles et des plus chiants défenseurs du Gôtei 13, toujours à déblatérer sur la justice, sur ce qui se faisait et ne se faisait pas ; une bonne partie de sa division avait marché dans ses pas. Il était l'un des derniers qu'on aurait suspecté de comploter contre l'ordre établi ; et pourtant...

Yumichika porta à ses lèvres la coupe de sake qu'il tenait entre ses doigts parfaitement manucurés, et en avala le contenu doucement, une longue gorgée qui glissa le long de son gosier et alla lui réchauffer l'estomac. Il déposa ensuite sa coupe vide entre son zanpakutô, dans son fourreau à côté de lui, et la bouteille d'alcool fraîchement débouchonnée ; il avait crû qu'il attendrait Ikkaku avant de l'ouvrir, mais ce dernier tardait à arriver, et comme l'air était doux et ce début d'après-midi plutôt agréable, le cinquième siège avait fini par prendre place sur la terrasse en bois d'un des bâtiments de leur capitainerie pour y boire seul. Partout autour de lui retentissaient les cris des hommes s'entraînant avec entrain, ainsi que le crissement métalliques des sabres qui se heurtent : la onzième division semblait bien paisible, aujourd'hui... Yumichika se demanda ce que pouvaient bien faire ses supérieurs hiérarchiques. Sans doute sa vice-capitaine était-elle en train de se goinfrer de bonbons tout en torturant innocemment certains de ses subordonnés, qu'elles gratifiaient à l'occasion de surnoms ridicules. Quat au capitaine Zaraki, eh bien... Yumichika ne voulait pas trop s'avancer, mais il lui semblait bien que son chef mettait plus d'ardeur à l'entraînement, ces derniers temps - du moins s'il avait bien compté le nombre de shinigami projetés en l'air par le simple fait de son effrayante pression spirituelle. Il avait grand peine à croire que le capitaine de la plus puissante division du Seireitei ait été terrassé, par un humain de surcroît.

Un petit groupe d'homme passa devant lui au pas de course et disparut à l'angle d'une baraque, une dizaine de mètres plus loin. Yumichika lissa ses plumes multicolores du bout des doigts - il ne fallait surtout pas qu'elles soient mises de travers ou pire, qu'elle s'affaissent, elles devaient parfaitement prolonger ses cils - puis tendit la main pour remplir sa coupe de sake une seconde fois. Il tâcherait de laisser au moins un fond à Ikkaku, s'il ne venait pas tout de suite.
À peine s'était-il saisi de la bouteille qu'une sirène retentissait à travers le Seireitei, déchirant le silence de l'après-midi.

« ALERTE ! ALERTE ! fut le message qui suivit immédiatement, ORDRE À TOUS LES SHINIGAMI ! DES INDIVIDUS POTENTIELLEMENT DANGEREUX SE SONT ENFUIS DU BUREAU DE RECHERCHE ET DE DÉVELOPPEMENT ! »

Voilà qu'ils étaient encore appelés à se mobiliser! Pas moyen de boire tranquillement, ici. Yumichika hésita : d'un côté, il pouvait faire comme s'il n'avait rien entendu - ce serait difficile à justifier, mais il savait se montrer convaincant quand les circonstances l'exigeaient - et continuer à glander, tandis que de l'autre, il rejoignait ses troupes et attendait les ordres de ses supérieurs hiérarchiques, si ceux-ci ne s'étaient pas déjà mis en chasse pour ne pas rater une miette des évènements ; si on disait à son capitaine que des adversaires potentiels n'attendaient que lui, les chances qu'il fasse d'abord passer ses responsabilités étaient quasi nulles.
Soupirant, le cinquième siège se leva et déposa à l'intérieur de la baraque la bouteilles de sake et les coupes ; puis, ayant rattaché le fourreau de Fujikujaku à son obi, il se dirigea vers le lieu de mobilisation de sa division.

L

P

-" L'alerte est donnée, pour le moment nous avons aucune indication sur notre mission, tout le corps de la Onzième doit rester dans la Division et être sur ses gardes, une mission peut être annoncée à tout moment. Toute tentative de sortie de la division sera prise pour un acte de trahison ! Est-ce clair !?"

T

-" Ikkaku !!! Yumichika !!! Où êtes-vous !!!!"

Y

-" Tu aurais pu me répondre !! Tu te regardais encore dans un miroir, avoues ! C'est pas le moment pour les coquetteries ! "

Dans la cour, c'était une véritable cohue. La onzième division était certes réputée pour son absence totale de discipline, mais là, il y avait tout de même des limites! Les hommes qui s'agitaient dans la cour extérieure de leur capitainerie n'avaient décidément pas le moindre savoir-vivre, se disait Yumichika en passant au milieu d'eux. Lorsqu'ils l'apercevaient, la plupart des shinigami s'écartaient pour le laisser passer, non pas par respect mais plutôt parce qu'ils avaient retenu la leçon : offenser leur cinquième siège ne leur apporterait rien de bon. Quant à ceux qui ne lui cédaient pas le passage assez vite, Yumichika n'avait qu'à leur assener un bon coup du fourreau de son zanpakutô - hors de question de prendre le risque d'abîmer ses ongles sur les brutes épaisses qui l'entouraient - pour les faire dégager.
Il allait s'extraire de ces rangs désordonnés quand une toute petite fille à la chevelure rose pâle bondit devant lui, l'air visiblement contrarié.

« Tu aurais pu me répondre !! Tu te regardais encore dans un miroir, avoue ! C'est pas le moment pour les coquetteries ! s'exclama-t-elle de sa petite voix perçante.
- Vous vous méprenez, vice-capitaine, grinça Yumichika, vexé par la remarque qu'on lui faisait et par les rires gras à peine contenus des hommes qui avait entendu l'échange, Le prochain que j'entendrai rire passera toute la durée de la mission dans les locaux de la quatrième division, » ajouta-t-il sans même regarder derrière lui, laissant les insolents s'étrangler en apprenant la menace.

Yumichika prit place face à la masse de soldats indisciplinés. Ce n'était pas là la place que devait occuper un cinquième siège, mais la onzième division constituait un cas à part en ce qui concernait les droits hiérarchiques et l'administration. Nul n'ignorait que son rang n'était pas représentatif du niveau de Yumichika, n'allant toutefois pas jusqu'à connaître ses véritables capacités ; ainsi, le fait qu'il ait soi-disant battu le vice-capitaine de la neuvième division, Shûhei Hisagi, n'avait-il jamais dépassé le stade de simple rumeur. Personne ne pouvait croire qu'un tel écart entre leurs rangs puisse permettre à leur officier de l'emporter sur un haut gradé.
L'agitation régnait toujours, et cela commençait à porter sur les nerfs de Yumichika. Yachiru avait beau être vice-capitaine, ses ordres n'étaient pas écoutés comme ceux du capitaine Zaraki. La simple présence de ce dernier suffisait à faire plier l'échine de certains, et si tout le reiatsu qu'il vomissait littéralement autour de lui n'apportait pas le calme souhaité, un bon coup de gueule servait généralement à établir le silence. Leur chef était craint, car tous savaient que le contrarier reviendrait à l'affronter ; or personne ne souhaitait mourir face à lui.
Le cinquième siège soupira. Pour l'heure, le capitaine Zaraki n'était pas parmi, c'était bien dommage. Lorsqu'il avait mis le pied dans la cour, n'apercevant pas sa haute carrure, Yumichika avait tout naturellement supposé qu'il était parti sans les attendre et, à en juger par le bazar ambiant, qu'il ne s'était pas non plus donner la peine de distribuer ses ordres. Cependant, la présence de leur petite vice-capitaine changeait tout : si le capitaine Zaraki s'était mis en chasse, il l'aurait prise avec lui, c'était certain. Si Yachiru se trouvait encore ici, c'est que leur supérieur hiérarchique avait dû répondre à un autre appel que celui du sang. Une réunion de vice-capitaine, sans doute. Si tel était le cas, c'était que la situation était plus critique que Yumichika ne l'avait crue...

« Silence dans les rangs ! cria Yumichika, ramenant un semblant de calme dans les deux premières rangées. Il se tourna ensuite vers la petite fille à côté de lui, Vice-capitaine, vous ne devriez pas attendre pour leur donner vos ordres. Plus tôt ce sera fait, plus tôt nous pourrons nous lancer à la poursuite des intrus. »

Eh oui, il s'agissait bien de la politique de la onzième division : premier arrivé premier servi, et priorité au plus balèze. Une fois que leurs soldats auraient reçu leurs instructions, ils feraient leur boulot, et leurs supérieures se moquaient bien de leur incompétence si cela leur laissait le champ libre pour se divertir un peu.
Yumichika jeta quelques coups d'oeil autour de lui, mais aucun crâne chauve et brillant ne retint son attention. Allons bon, Ikkaku n'était pas encore arrivé...

S

-" Je sais bien que vous avez tous hâte de partir à la chasse aux intrus, mais il ne faut pas prendre l'alerte pour un rappel anodin, la Sereitei à était investie par des intrus dont nous ne savons absolument rien ! Ken-chan est parti à la réunion des Capitaines pour avoir des informations, nous n'allons pas agir dans son dos tout de même !! Alors gardez vos ardeurs pour son retour !!! A cet instant vous pourrez sortir votre courage et votre haine pour combattre un ennemi que nous connaîtrons !! "

S

-" Ken-chan ... penses à prendre le bon chemin ... "

D

-" Vice-capitaine, peut-on faire passer le temps avec quelques verres ?"

-" Je ne pense pas que ça soit contre nous ... sauf si tout le monde s'endort avant de partir à la chasse ... je veux bien que vous patientez en buvant mais le premier que je retrouve saoule et les quatre fers en l'air, il va entendre de mes nouvelles et de celles de Ken-chan par la même occasion !! ET JE NE RIGOLE PAS !!"

-" Tu peut garder un oeil sur le tas de muscles qui se rue sur l'alcool ... s'il te plaît ... moi tout ça me fatigue ... Si Ken-chan arrive, tu hurles ... si on se fait attaquer ... hurles aussi mais un peu plus fort, que je fasse la différence !"

S

Lorsque Yachiru s'adressa à ses hommes, Yumichika haussa un sourcil surpris. Rares étaient pour sa vice-capitaine les occasions d'être aux commandes de sa division. D'ordinaire, perchée sur l'épaule de leur imposant capitaine, elle se contentait de lancer des encouragements enthousiastes, ou bien de se moquer de tel ou tel élément ; le cinquième siège en venait à oublier qu'en dépit du fait qu'elle était une petite fille, elle n'en méritait pas moins son rang. Bien sûr, pour l'heure, pas d'importante décision à prendre, il suffisait de rester sur place dans l'attente d'instructions ultérieures, mais il restait que Yachiru n'était pas dépassée par les évènements. Personne ici n'ignorait que si elle se mettait en colère, la vague d'énergie spirituelle qu'elle déclencherait ne serait pas celle d'une enfant innocente...
Il la regarda soupirer et, d'un bond, s'installer sur un baril vide. La soirée de la veille avait été bien arrosée et nombreux étaient ceux qui, au petit matin, étaient encore étendus à même le sol, incapable de se lever pour retourner dans leur baraquement. Des flaques de vomi répandaient leur puanteur dans la cour avant qu'une équipe de la quatrième division ne vienne y faire le ménage - autant que possible, ces shinigami évitaient la capitainerie de la onzième division comme la peste, mais il y arrivait que dans des cas comme celui-ci, ils prennent leur courage dans une main et leur serpillière dans l'autre, et qu'ils nettoient les immondices de ceux qui leur auraient volontiers cassé la gueule par principe, s'ils en avaient eu la force. Enfin, Yumichika n'était pas de ceux qui s'apitoyaient sur les malheurs des larbins du Seireitei...
Quelque chose que dit sa vice-capitaine, presque à voix basse, fit tourner la tête de Yumichika dans sa direction. Yachiru était toujours à la même place et souriait de son air habituel, tout en balançant ses petites jambes dans le vide.

« Ken-chan... pense à prendre le bon chemin..., » étaient ses paroles.

Yumichika s'abstint de tout commentaire, mais repensa très fort à tous les souvenirs qu'il avait de ses supérieurs hiérarchiques s'égarant dans le labyrinthe que constituait le Seireitei. Une personne normale pouvait se repérer dans ces couloirs après quelques années, mais eux... ils étaient radicalement différents. Le capitaine Zaraki se remettait presque entièrement à Yachiru dans ce type de situation, et cette dernière possédait une logique obscure qui lui était propre, quand il s'agissait de retrouver son chemin. Peu de temps auparavant, lors de l'intrusion des âmes errantes, Yumichika et Ikkaku avaient d'ailleurs commis l'erreur de se fier à leur vice-capitaine pour se rendre à la colline du Sôkyoku : résultat, pendant plus d'une heure, ils avaient fait face à un nombre conséquent de cul-de-sac, et les nerfs d'Ikkaku en avaient pris un sacré coup...

Les hommes avaient d'or et déjà oublié l'ordre qu'on leur avait donné, le "calme", pour eux, était un concept abstrait ; c'était plus amusant de se battre ou de jouer aux cartes, alors de petits groupes avaient commencé à se former là où il n'aurait du y avoir que les rangs ordonnés de soldats dévoués à leur cause - latter la gueule des ennemis. Cette division avait le don de heurter le sens de l'esthétique de Yumichika... À côté de lui retentit la voix de l'une de ces brutes épaisses, qui demandait à Yachiru la permission de boire en attendant le départ en mission. Bien sûr, la petite vice-capitaine n'y voyait pas le moindre inconvénient... puisqu'elle retourna dans le bureau du capitaine Zaraki en lui confiant l'honorable tâche de garder un oeil sur les soûlards. Évitant de prendre l'air désespéré, Yumichika acquiesça avec aussi peu d'enthousiasme que possible. Les ordres qui suivirent étaient bien dignes d'elle eux aussi.

« Entendu, » répondit-il en poussant un soupir.

Tandis qu'elle s'éloignait, le cinquième siège suivit du regard la silhouette frêle de l'enfant qui se déplaçait en sautillant. Elle pouvait se montrer insupportable, mais elle n'en demeurait pas moins adorable. Même si cette division ne correspondait pas aux critères de beauté de Yumichika, c'était ici qu'il se sentait le plus à l'aise.

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